
Delphine Mallet : « nous devons dépasser nos croyances sur l’incarnation du leadership en ‘’homme fort’’»
Que représente la parité pour vous ?
C’est avant tout un enjeu de société. Je refuse l’idée que dans la génération qui vient, nous n’ayons pas dépassé certaines limites sur ce sujet, comme sur les autres questions de diversité (l’âge, la mixité sociale…).
Rien n’est plus inquiétant à mes yeux, dans le monde d’aujourd’hui, qu’un collectif homogène, qui plus est si ce collectif doit prendre des décisions qui ont des conséquences pour le reste de la société. Plus on est entre « mêmes », moins on produit de choses originales. A court terme, ça peut rassurer et ça peut marcher. Et encore… Car certains enjeux de court terme (l’environnement, la démographie, la santé…) appellent des réponses complexes, qui prennent en compte la variété des points de vue.
Quel rôle doit jouer l’entreprise ?
Pour l’entreprise, la question de la mixité est plus complexe qu’il n’y parait car l’entreprise tend à produire de l’homogénéité : les process, les codes, les modes relationnels et même le langage (acronymes, grammaire « corporate »…) contribuent à neutraliser les différences… Pour autant, les individus continuent à avoir des univers de référence variés. De ce fait, on peut voir en entreprise une certaine uniformité de façade, qui permet de croire que nous sommes tous pareils et adhérons de la même façon à un « commun », mais derrière cette croyance, il y a possiblement des individus ou des groupes d’individus qui ne se sentent pas si à l’aise que ça avec le modèle proposé et s’y conforment malgré eux ou qui s’autocensurent. Quand une partie de la population d’une entreprise est conformiste ou s’autocensure, l’entreprise perd en potentiel de créativité, d’originalité, d’authenticité. Elle perd aussi en capacité de représenter la société et de parler avec pertinence à ses diverses composantes. C’est là que la question de la mixité devient le problème de l’entreprise.
Nos grands enjeux actuels, la santé, le grand âge, l’éducation, l’environnement, entre autres, demandent de l’attention, de l’empathie, de la différenciation, de l’inventivité, de la résilience… de la vision en rupture dans un monde qui ne pourra plus durablement fonctionner comme avant. A la question de la plus-value d’une entreprise par rapport à une plateforme de services, nous pouvons donc répondre que c’est la profondeur et l’originalité d’une vision. Je pense qu’il faut absolument positionner les questions de mixité et diversité à cet endroit-là.
Qu’est-ce qui doit changer pour que cette vision s’exprime ?
Ce sont nos croyances qui doivent bouger. Nous restons, et je m’inclus dans ce « nous », trop fascinés par la figure du leader viril autocentré qui incarnerait à lui seul la vision et dont même les tendances autocratiques semblent confirmer son exceptionnalité. On nous parle à l’excès presque de la bienveillance, l’intelligence collective, la mixité, pour finalement ne nous présenter comme modèles de réussite que des « hommes forts », qui devraient l’essentiel de ce qu’ils sont à leur talent individuel et dont la réussite se mesure à l’aune de critères très traditionnels (la fortune, la capacité à se faire obéir, l’esprit de conquête d’un territoire…). C’est un paradoxe qui laisse perplexe…
Nous sommes heureusement à une ère où la société veut bien faire et je pense qu’il nous faut saisir ce désir collectif pour déployer nos efforts dans le sens d’un dépassement de cette incarnation du leadership. Pour cela, il nous faut absolument diversifier les modèles que nous mettons en avant et savoir mieux valoriser les incarnations alternatives à cette figuration traditionnelle de la réussite. Nous avons besoin de nouvelles icônes du succès et de l’impact.
Pensez-vous qu’il faille en passer par des quotas pour diversifier les incarnations ?
Les quotas, c’est un mal nécessaire. Bien sûr que nous préférerions tous nous en passer. Mais en pratique, il faut de la norme pour installer une autre normalité. Parvenir à la parité, cela ne s’improvise pas : si vous voulez des femmes dirigeantes, il faut des viviers de femmes à haut potentiel ; en amont, on a besoin de mixité dans les métiers ; encore en amont, de mixité dans les filières d’orientation et on remonte ainsi jusqu’à l’éducation et la lutte contre les stéréotypes dès le plus jeune âge. Si vous laissez les choses se faire, peut-être que cela arrivera « naturellement », d’ici un siècle ! Avec les quotas, on a un outil d’accélération de la dynamique.
Ce qui est intéressant avec les quotas, c’est que ça pousse l’entreprise à se mettre en mouvement, à différents niveaux d’intervention, pour se donner les moyens d’avoir effectivement davantage des femmes légitimes à nommer à des postes de dirigeants. Et on voit bien que c’est ce que font les entreprises, en faisant mieux connaître leurs métiers aux adolescents qui vont s’orienter, en se questionnant sur les critères de sélection dans le recrutement, en pilotant de plus près les évolutions de carrière, en mettant en place des programmes de coaching et de renforcement de la confiance des femmes, parmi de nombreuses initiatives.
Pensez-vous que le sentiment d’illégitimité des femmes reste une cause majeure du plafond de verre ?
La question de la légitimité des femmes leur a d’abord été posée par la société. Elles ne votaient pas et ne disposaient pas de leur compte en banque il n’y a pas si longtemps. Personnellement, j’ai eu la chance, dans ma carrière, de ne pas y être confrontée directement, mais force est de constater qu’à chaque fois qu’il y a un mouvement de croissance de la part des femmes aux responsabilités, revient quelque chose comme « des femmes oui, mais à condition que ce soient des femmes compétentes ». Cela me parait complètement dépassé ! Que les femmes soient aussi capables que les hommes d’exercer des responsabilités est une évidence. Que certaines femmes comme certains hommes ne soient pas au rendez-vous, cela me semble également relever du simple aléa des organisations, sans chercher de raison du côté du genre.
Après, il est possible que cette petite musique sur la compétence et surtout le leadership des femmes leur reste en tête et leur donne le sentiment de devoir prouver davantage que les hommes. A mon sens, c’est sur cette projection qu’il est pertinent de travailler. Sans se perdre en généralités, il est probable que les femmes expriment trop simplement parfois leurs limites d’expertise ou d’expérience « en sincérité », ou minimisent leurs réalisations. Au lieu de regarder la force de son coup droit, on tend à se concentrer sur la faiblesse de son revers. Les hommes doutent aussi, mais ne l’expriment pas de la même façon. Il y a une carte à jouer pour que le doute s’exprime tel qu’il est en entreprise, c’est du questionnement avant tout, de l’ouverture à l’appui des autres. D’autant plus que je pense que la capacité de chacun à douter de sa toute-puissance est une qualité du leadership et une porte ouverte à l’exercice réel de l’intelligence collective.
Quel autre grand enjeu trouvez-vous fondamental de relever pour réussir la mixité ?
L’équilibre des temps de vie reste une clé, pour la mixité mais aussi pour apporter des réponses à de nombreuses problématiques de transformation du monde du travail. Les modèles de référence écartent de fait de certaines fonctions les personnes qui aspirent à cet équilibre. Il y a des métiers qui, par nature, imposent des horaires décalés, c’est le cas pour le travail de nuit qui, d’ailleurs concerne aussi des métiers très féminisés, comme par exemples ceux de la santé. Mais de très nombreux métiers ou niveaux de responsabilités s’avèrent dans les faits moins compatibles avec la vie familiale, alors même qu’on pourrait chercher à organiser différemment le travail pour qu’ils le soient.
Il y a des choses assez pratico-pratiques à mettre en place comme le bannissement des réunions à certains horaires. Mais il y a aussi des questions à se poser différemment : par exemple, celle de la nécessité d’avoir « UN » chef alors qu’on pourrait imaginer que les fonctions de direction s’exercent en binôme ou en trinôme, avec de mêmes niveaux de compétence, de mêmes niveau d’information, des qualités relationnelles équivalentes, une légitimité semblable pour que les différentes parties prenantes (les collaborateurs, les clients…) puissent s’adresser à une fonction incarnée et non à un individu qui personnifie cette fonction. Je vois dans ce type d’évolutions, qui challengent vraiment notre rapport à l’organisation et au travail, des pistes pour enfin donner corps, dans la réalité, à toutes ces soft-skills dont nous ne pouvons continuer à répéter qu’elles sont essentielles tout en continuant à nous référer au référentiel du « boss » plus ou moins omnipotent.
Ce qui est passionnant avec le sujet de la mixité, c’est qu’il nous adresse des questions bien plus vastes qu’il en a l’air au premier abord, et qu’il nous place face à de vrais choix à faire pour contribuer à une organisation collective plus juste, plus équilibrée, plus sobre, plus polyvalente et cela au bénéfice de la qualité de vie de tous.